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22 février 2016 1 22 /02 /février /2016 11:48

Mohamed Jaoua

Hommage à Abbas Bahri · Public

Lu pendant l'hommage à Abbes Bahri samedi le 20/02/2016 à la Bibliothèque Nationale à Tunis

Je ne parlerai pas des mathématiques de Abbas. D’autres, ici présents, en parleront – en ont déjà parlé - mieux que je ne saurais le faire.

Non que les mathématiques fussent étrangères à notre relation. Nous les avons servies, chacun à sa manière, chacun de son côté et parfois ensemble, chacun selon ses capacités, et les siennes étaient incomparables.

Mais elles nous ont surtout rapprochés en ce que, comme le dit Alain Badiou, « loin d’être l’exercice ingrat et vain que l’on imagine, elles pourraient bien être le chemin le plus court pour la vraie vie. »

Je veux donc parler de ce jeune homme de 20 ans, que j’ai connu en débarquant à Paris en 1974, et du long compagnonnage qui nous a unis en mathématiques comme dans la vie, et dans la vie par les mathématiques.

Je veux parler de ce fils de grande famille, né du bon côté du manche, qui ne détestait rien davantage que l’injustice et la domination.

Je veux parler de ce tunisois, parti très jeune à Paris, qui connaissait mieux que quiconque la géographie des tribus tunisiennes, des Majer et des Frachich, des Hemmama et des Ouled Ayar, des Jlass et de tous ces mal-aimés qui, en accompagnant la révolte de Ali Ben Ghedahem, ont préparé la naissance de la Tunisie moderne.

Je veux parler de ce citoyen du monde qui avait cette Tunisie là chevillée au corps, et qui rêvait de lui offrir le monde.

Je veux parler de cet érudit d’exception, qui pouvait soutenir une controverse philosophique avec Althusser le soir à la rue d’Ulm, et se retrouver le lendemain à l’aube dans le métro à coller des affiches pour défendre l’UGTT.

Je veux parler de cet intellectuel lumineux, qui pouvait lire l’intégralité de l’œuvre de Gramsci en quelques jours, pour en restituer la quintessence à ses camarades – dont j’étais – qui ne juraient que par « L’Etat et la révolution ».

Je veux parler de ces longues nuits de septembre passées à préparer le couscous pour le stand tunisien de la fête de l’Huma.

Et de Marcel Khalifa, venu nous y rendre visite un soir, quelques jours à peine après la chute de Tell El Zaatar, armé de son seul luth et des poèmes de Mahmoud Darwish, et dont nous finîmes par connaître par cœur toutes les chansons.

Je veux parler de ce brillant élève de Carnot, où la langue arabe était la cinquième roue du carrosse, qui lisait pourtant dans le texte les manuscrits arabes les plus rares, chinés chez les bouquinistes les plus improbables.

Je veux parler de ce lettré, de cet homme qui avait tout lu, et qui continuait pourtant à s’émerveiller de la moindre ligne qu’on pouvait lui donner à découvrir.

Je veux parler de cet amoureux des Lumières, élevé au biberon de Diderot et d’Alembert, qui nous ouvrit les yeux sur d’autres siècles de lumières qui précédèrent la longue décadence arabe.

Et je veux parler enfin de ce rationaliste à la spiritualité exigeante, qui nous fit découvrir - à travers la lecture des « Rasaïl Ikhwan Al Safa » - que Descartes aurait pu naître arabe, s’il n’avait attendu si longtemps pour être.

Car Abbas était tout cela, en plus du mathématicien de génie qu’il était. Il était tout cela, parce que mathématicien de génie il était.

Mais comment pourrais-je quitter Abbas sans parler de l’oncle bienveillant et affectueux, au verbe haut et au rire contagieux, qu’il a été pour mes enfants ?

De l’ami de quarante ans, dont l’absence continue à me dévaster chaque minute que Dieu fait depuis quarante jours ?

Du cadet qui m’a beaucoup plus appris que je ne lui ai appris ?

Et du frère de luttes et de cœur, avec lequel j’ai partagé accords et désaccords, succès et désillusions, complicités et disputes aussi parfois … bien sûr ? « Bien sûr nous eûmes des orages », chante Brel qu’il affectionnait aussi.

En lui disant adieu, j’ai voulu résumer tout ce que Abbas a été. Mais Omar Khayyam l’avait fait avant moi, bien mieux que moi, en un quatrain :

Mon coeur m'a dit : Je veux savoir, je veux connaître !

Instruis-moi, Abbas, toi qui as tant travaillé !

J'ai prononcé la première lettre de l'alphabet et mon coeur m'a dit : Maintenant, je sais.

Un est le premier chiffre du nombre qui ne finit jamais

(Texte lu lors de la cérémonie du 40ème jour à la Bibliothèque Nationale, 20 février 2016)

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